Résumé de l’épisode précédent : au début de l’informatique, les femmes étaient très présentes, puis (aux Etats-Unis) leur proportion a drastiquement diminué à partir du milieu des années 1980.
Pour en comprendre les raisons, il nous faut revenir un peu en arrière. C’est au début des années 70 que les choses ont commencé à changer. Les femmes représentent environ 40% des emplois informatiques. Le management est masculin et il règne à cette époque un esprit paternaliste. Par exemple Mary Lee Berner-Lee (la maman de Tim, et donc la Grand’Ma du Web) travaillait chez Ferranti pendant les années 50 (qui a commercialisé le premier ordinateur éléctronique généraliste Ferranti Mark I). Cette société justifiait les plus hauts salaires des hommes car ils devaient soutenir financièrement femme et enfants [2]. Mais avec le temps et leurs compétences, certaines femmes sont devenues expertes (comme nous l’avons vu dans l’article précédent).
Les dirigeants des services et sociétés informatique (des hommes donc) ont compris la puissance de cette discipline. Ils ont compris l’intérêt économique, la valorisation croissante des emplois relatifs à la construction, la gestion et la programmation des ordinateurs.
Ils ont alors progressivement changé l’image de la programmation informatique et la présentent comme une activité scientifique de haut niveau qui serait adaptée aux hommes. Les publicités évoluent pour attirer les hommes dans le domaine. Ils changent même “Computer Programming” (travail d’opératrice), en “Software Engineering” plus proche de l’ingénierie et plus prisé des hommes. Ils créent des associations de professionnels, élaborent des tests de sélection favorisant les sciences (et donc… les hommes), à partir du service civil (en Angleterre, dans lequel se trouvait une majorité d’hommes)[2].
Ils excluent les femmes des événements (comme à la conférence de Garmisch SE’68 en Allemagne)[1], disent qu’elles ne sont pas adaptées au travail de nuit (alors que déjà à l’époque les ordinateurs doivent tourner en 24/7)[2]. Dans les publicités, elles ne sont plus des informaticiennes mais des présentatrices sexualisées, coûtant cher et devant être remplacées par des technlogies plus avancées :
“qu’est-ce qui a 16 jambes, 8 langues bien pendues et qui vous coûte au moins 40,000 dollars par an ?”
Développent un esprit misogyne avec des blagues :
“les bandes magnétiques sont si hautes que si une femme doit en changer une, son soutient-gorge va lâcher!” [2]
qui de manière intentionnelle ou non ont commencé à rendre difficile l’intégration de nouvelles recrues féminines. Le ver est dans la pomme.
Pendant ce temps, la contre-culture informatique du “hacker” se développe. Comme dans cet article du magazine Rolling Stone du 7 décembre 1972
“Those magnificent men with their flying machines, scouting a leading edge of technology which has an odd softness to it”.
Néo-hippies qui travaillent dans des environnements cools, proches des startups de maintenant, hommes blancs, jeunes, qui programment des ordinateurs, vivent confortablement de cette activité et jouent avec, créent des jeux :
“Sometimes it’s hard to tell the difference between recreation and work, happily”.
En 1972 aux États-Unis cette nerd-culture est encore underground : les connaissances ne circulent pas autant qu’aujourd’hui, internet est encore en gestation, TCP/IP est créé en 1974 pour uniformiser le réseau ARPANET, mais ne sera adopté qu’en 1983.
Les micro-ordinateurs apparaissent dans les années 80, le marketing va cibler principalement les garçons/hommes qui vont utiliser le peu de puissance de ces machines pour faire tourner des jeux. Lorsque les écoles et les universités voudront enseigner l’informatique, les hommes ayant passé des heures sur ces machines, à trouver des astuces pour avoir plus de vies, faire sauter les clés de protections, arriver à exécuter un jeu avec 64Ko de mémoire, vont naturellement être favorisés et s’en accaparer les métiers.
Le nombre de femmes dans l’informatique plafonne. Le remplacement des femmes par les hommes a débuté il y a 10 ans, War Game est sorti en 1983 et met en scène un jeune geek qui sauve la planète avec un ordinateur et pécho la fille. Revenge of the Nerds est sur les écrans un an plus tard, la “Game Boy” est commercialisée en 1989. Les écoles d’informatique sont pleines de jeunes hommes blancs. Ce processus n’est ni le fruit du hasard, ni d’une désaffection des femmes pour la discipline mais d’une éviction brutale et délibérée par les hommes.
La culture internet, va être développée essentiellement par et pour ces hipsters qui veulent un espace où la culture est gratuite, accessible à tous grâce à des protocoles standards et ouverts. Les femmes auront beaucoup de mal ensuite à s’y faire une place, comme il est souvent dit dans les forums usenet de l’époque :
“Everyone knows there are no women on the internet”
Nous verrons comment elles vont revenir dans notre dernier article de cette série.
Références :
- exposition “Computer Grrrls” à la Gaîté Lyrique
- Programmed Inequality - How Britain Discarded Women Technologists and Lost Its Edge in Computing
Aussi dans la série :
- Les débuts de l’informatique
- (A suivre) Au delà du féminisme